Chaque langue est singulière, elle n’est ni facile, ni difficile à apprendre

Joseph THACH, Linguiste et Maître de Conférences à l’Inalco (Institut National des Langues et Civilisations Orientales), nous fait partager son point de vue sur l’apprentissage des langues étrangères.

Selon vous, à quel moment une personne peut-elle considérer qu’elle maîtrise bien une langue ?

Quand on est linguiste de métier, on a une image claire de toute la complexité de chaque système langagier, de l’immensité de son univers et du peu de choses qu’on y maîtrise… Alors on ne se dira jamais être “bilingue”, même si bien sûr on réussit à s’exprimer et à communiquer efficacement dans une langue étrangère. Je crains que personne ne puisse considérer maîtriser une langue à la perfection.

En fait, on a souvent l’impression qu’une langue est quelque chose de figé, que l’on peut apprendre progressivement toute sa structure, toutes ses nuances pour arriver à un niveau dit “bilingue”. Or, une langue n’est jamais figée, elle vit et évolue constamment.

Expliquez-nous ce que c’est qu’une langue ?

Une langue est une incarnation, elle représente des “êtres” du langage, ce n’est pas juste un code à faire correspondre. Chaque langue incarne de façon singulière le langage. Ce que  nous appelons langage est une construction de sens à partir des mots et des combinaisons de mots et le non verbal en fait partie.

Le langage est une activité symbolique, de construction de sens, non stable, sans cesse déformable même par écrit dans la formation des phrases. Je vais vous illustrer cela avec un exemple en français: “Je vais au cinéma ce soir” / “Ce soir, je vais au cinéma” / “Au cinéma, je vais ce soir”. Vous voyez, c’est une phrase extrêmement simple, qui a plusieurs variantes de construction, mais ces variantes changent sensiblement le sens du message, bien qu’au premier abord nous ayions l’impression qu’elles veulent dire la même chose. Donc, on peut apprendre les règles de grammaire, croire que l’ordre des mots est figé, mais dans la pratique, on constate que ce n’est pas tout à fait ainsi.

On comprend que l’apprentissage d’une langue doit être ouvert à la réalité de sa pratique. Quelle serait alors la meilleure façon d’apprendre une langue ?

Ici il n’y a pas de mystère – c’est la pratique d’abord. Il y a un vrai décalage entre l’apprentissage analytique et la pratique réelle de la langue. Je pense que la meilleure façon d’apprendre est la pratique, il faut pouvoir rentrer directement dans la langue. Toute langue est d’abord orale, regardez les jeunes enfants, ils apprennent avant tout à parler, puis à écrire, ils vivent dans la langue, dans l’immersion linguistique constante.

L’immersion linguistique permet de vivre le sens avec les gens en pratiquant la langue au quotidien. Les règles de grammaire, de phonétique, etc. peuvent venir dans un second temps, s’ajuster et se compléter avec les bases acquises oralement.

N’oublions pas que l’être humain fonctionne par imitation. A force d’imiter les locuteurs natifs on passe de la phase d’imitation à la phase de création, ce qui nous amène vers une autonomie linguistique. On commence à jouer avec la langue, car on arrive à voir, à sentir les variations linguistiques et on prend des libertés créatrices avec la parole.

Les scientifiques n’arrivent pas encore à savoir vraiment ce que fait le cerveau lors des apprentissages linguistiques. C’est proche du mystère… Mais il vient un moment, où la personne atteint un niveau où elle peut avoir par elle-même des intuitions linguistiques. C’est-à-dire que sans connaître tous les mots du vocabulaire ou toutes les règles de grammaire, elle ressent ce qu’il faut dire, comment et cela de façon juste ou presque. Elle arrive à créer de nouvelles constructions, elle invente peut-être de nouveaux mots ou expressions, qu’elle n’a pas appris scolairement. Cela lui permet de communiquer efficacement et avec le plaisir d’une pratique réussie de la langue.

On entend souvent dire qu’il existe des langues plus faciles à apprendre que d’autres ? Est-ce vrai ? Pourquoi ?

Il n’y pas de langues faciles ou difficiles, tout est difficile. Chaque langue est singulière. Dans cette singularité, il n’existe pas de comparaison possible, ce qui peut être frustrant. Néanmoins, la traduction est une forme de comparaison. Quand on dit qu’une langue est facile, qu’entend-on par facilité? On peut prendre l’exemple de prononciation en français et en espagnol, où de nombreux phonèmes¹ sont proches. Alors, dans ce cas là l’apprentissage peut nous paraître plus facile. Toujours du point de vue phonétique, il y a des langues à tons² et d’autres qui ne le sont pas. Mais tout cela n’est qu’un semblant de difficulté. Je vois souvent les étudiants de l’Inalco choisir des langues en fonction de la “difficulté” de l’écriture. La différence d’alphabet est un vrai “faux argument” pour les apprenants.

On dit aussi que l’anglais est facile. Soit. Mais de quel anglais parle-t-on? Si c’est juste pour échanger de façon simpliste, peut être. Car il y a moins de conjugaison qu’en français ou pas de déclinaisons³ comme en allemand ou en russe. Mais est-ce que tout le monde maîtrise la différence entre “will” et “shall” ou entre le passé composé en français et le present perfect en anglais? De plus, l’anglais unique, dit international, se confronte à l’anglais pluriel, celui de Singapour, celui de l’Australie, du Royaume-Uni ou des Etats-Unis.

Puis, je constate, dans ma pratique, que les diplômes de niveau linguistique B2 ou C1 selon les différentes parties du monde ne sont pas les mêmes. Concrètement on voit des grandes disparités de niveau réel entre les personnes qui ont un diplôme de même niveau, mais qui ne viennent pas du même pays. Sans doute, la perception spécifique de la compétence en langue diverge dans chaque pays.

En effet, selon les pays les pratiques linguistiques ne sont pas les mêmes. Par ailleurs, de nombreuses personnes dans le monde parlent naturellement plusieurs langues. A votre avis peut-on dire d’une personne bi ou trilingue qu’elle a des identités différentes ou alors complémentaires ?

C’est une question qui relève presque du débat politique et scientifique, car je vais vous répondre : qu’est ce qu’une identité? Avoir deux objets qu’on ramène à une seule identité est toujours unique et pluriel à la fois, mais on n’en est pas conscient. On en prend conscience grâce à la ou les langues justement.

On a tendance à croire que le monde, le peuple, les cultures sont uniques et se diversifient par la suite. Mais inversons notre vision dès le départ, voyons le monde dans sa diversité originelle.

Il faut comprendre que notre pensée est formatée par le langage. Je vais vous donner un exemple de perception dans les langues différentes. En langue inuit il y a à peu près 50 mots pour dire la “neige”. En khmer, il y a 3-4 mots pour le “riz” (selon qu’il soit cuit, décortiqué ou pas encore cueilli), alors qu’en français un seul mot existe. Avec cette simple illustration, on comprend que la façon de voir le monde n’est pas la même. En effet, dans cette optique maîtriser plusieurs langues ne fait qu’enrichir notre identité.

A contrario, l’omniprésence dans les relations internationales ou les recherches scientifiques d’une seule langue nous prive de la créativité et limite notre pensée. L’anglais n’est pas la seule façon d’incarner le monde. C’est une façon parmi tant d’autres. Le plurilinguisme apporte une diversité d’approches et de raisonnements et donc contribue mieux au développement et augmente les résultats du travail.

A l’Inalco, vous vous occupez aussi de l’accueil et du suivi des étudiants étrangers. Avez-vous constaté des difficultés ou des réactions d’étonnement liées à leur mobilité?

Toute personne qui arrive dans le pays dont elle a appris la langue, se retrouve face à une découverte importante. Elle doit appréhender le décalage dans la représentation qu’elle se faisait de la langue, du pays, de sa culture alors qu’elle était encore chez elle.

C’est notamment le cas de nos étudiants, mais c’est aussi le cas pour tous ceux qui apprennent l’anglais et qui arrivent un jour à Londres et découvrent toute la diversité de la langue de Shakespeare une fois sortis de la gare.

Que deviendra l’apprentissage des langues dans les années à venir ?

Pour l’Inalco, je pense qu’il y aura encore plus d’enseignements à distance. Les possibilités qu’offre le dispositif Open Source sont nombreuses pour la formation, mais je m’inquiète encore de sa pertinence pour la pratique de la langue en particulier. Cet apprentissage et sa pratique doivent être vivants. En effet, tant qu’on ne pratique pas la langue, on ne peut pas être dans sa subtilité.

En parlant de technologie, on voit aujourd’hui beaucoup d’outils de traduction faciles d’accès et simples d’utilisation. Est-ce que ces logiciels de traduction ne risquent pas de décourager à apprendre les langues ?

Cela ne décourage que ceux qui ne veulent pas apprendre ! Dire que la technologie remplace l’homme, je n’y crois pas, mais son évolution est indéniable. Pourquoi ne pas se servir des avancées technologiques pour faciliter les apprentissages ou les rendre plus ludiques?

Pour résumer cette interview, dites-nous quelle est la clef du succès d’une bonne maîtrise linguistique ?

Nous avons parlé d’immersion, de pratique, de difficultés d’apprentissage, de diversité linguistique, de découverte de culture, de créativité langagière… Mais je pense que le plus important est le plaisir de la langue, de pouvoir jouer avec la langue et sa subtilité. Si on apprend l’anglais et qu’on arrive à saisir l’humour britannique, voire faire ses propres blagues à l’anglaise, alors on peut dire qu’on maîtrise bien cette langue.

Quand on arrive à s’imprégner de la subtilité de la langue étudiée, on arrive à pénétrer dans la langue, dans son univers. On va ressentir alors beaucoup de joie et de plaisir à jouer avec ce langage et toutes les difficultés seront oubliées.

 

Propos recueillis par Kseniya Yasinska

 

 


Glossaire

1 – Phonème – élément minimal, non segmentable, de la représentation phonologique d’un énoncé, et dont la nature est déterminée par un ensemble de traits distinctifs. (source Larousse)

2 – Ton (langues à tons) – niveau de hauteur ou variation mélodique propre à une syllabe, et constituant des unités prosodiques qui assument dans certaines langues (chinois, vietnamien, suédois, serbo-croate, etc.) une fonction distinctive analogue à celle du phonème. (source Larousse)

3 – Déclinaison – Ensemble des formes pourvues d’affixes que présentent, dans les langues flexionnelles, un nom, un pronom ou un adjectif, pour exprimer les fonctions grammaticales du syntagme nominal ; ensemble des noms, des pronoms, des adjectifs ayant des formes communes. (Ces diverses formes, appelées cas, sont constituées d’un radical et d’une désinence marquant à la fois le genre, le nombre et la fonction.) (source Larousse)

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